PARIS, 16 MARS – Le physicien et philosophe des sciences français, Bernard d’Espagnat, dont les recherches sur les implications philosophiques de la physique quantique ont permis un nouvel éclairage de la définition du réel et des limites potentielles de la connaissance scientifique, a remporté le Prix Templeton d’un montant d’un million de livres, récompense annuelle la plus élevée au monde.
Du
milieu des années 1960 au début des années 1980, B. d’Espagnat, maintenant âgé
de 87 ans, a, dans le monde de la recherche physique, rempli le rôle d’un
penseur imaginatif et perspicace. Durant cette période il a fourni des
contributions importantes à l’approfondissement des fondements de la mécanique
quantique, posant ainsi les questions auxquelles le théorème des inégalités de
Bell devait apporter la réponse. Dans ce domaine
les résultats définitifs, publiés en 1981 et 1982, ont établi que les
inégalités en question sont violées précisément de la manière selon laquelle la
mécanique quantique avait prédit qu’elles le seraient, résultat qui a constitué
une confirmation décisive du phénomène « d’intrication non
locale ». Et, à son tour, la
confirmation en question a représenté une étape importante dans le
développement ultérieur de « l’informatique quantique », domaine de
recherche contemporain très florissant associant la physique, l’informatique et
les mathématiques.
B. d’Espagnat, professeur émérite de physique théorique à l’Université Paris-Sud, a également su dégager l’importance philosophique de ces données nouvelles de la physique en ce qui concerne la nature du réel. Ses réflexions sur le sujet l’amenèrent progressivement à la notion de « réel voilé », entité unifiante cachée dont la présence est jugée nécessairement sous-jacente à ce que percevons comme le temps, l’espace et la matière, concepts dont la physique quantique nous laisse maintenant entrevoir qu’ils sont de simples apparences. Depuis lors, ses ouvrages et conférences sur des thèmes fondamentaux tels que : « Quelles connaissances profondes la science nous révèle-t-elle sur la nature du réel? », ont suscité de nombreux débats parmi les chercheurs et les philosophes.
Le Prix Templeton a été annoncé aujourd’hui, par la Fondation John Templeton, lors d’une conférence de presse au siège des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), à Paris.
Dès le début de sa carrière, B. d’Espagnat s’est intéressé aux problèmes des fondements de la physique, ce qui l’a conduit à nouer des relations avec Louis de Broglie, Enrico Fermi, Niels Bohr, John Bell et maints autres éminents physiciens du 20ème siècle. Au cours des années 1960 et 1970, il se pencha particulièrement, conjointement avec d’autres physiciens, sur le problème posé par l’existence de sérieuses incohérences entre la mécanique quantique et notre vision « normale » du monde.
Ses articles scientifiques de l’époque stimulèrent, en particulier, la réalisation d’expériences essentielles relatives au théorème concernant certaines inégalités dues au physicien John Bell (publié en 1964), théorème qui démontrait, en particulier, que l’atomisme philosophique – conception selon laquelle la nature est composée de myriades d’objets distincts qui n’agissent que « localement » (sous la seule influence de leur environnement immédiat) – est incompatible avec certaines prédictions expérimentalement testables de la mécanique quantique.
Bernard d’Espagnat estimait que les inégalités de Bell seraient violées comme l’affirmait la mécanique quantique, alors que, dans le sillage d’Einstein, beaucoup de physiciens de l’époque pensaient au contraire que, l’atomisme et la localité étant « évidemment » justes, la mécanique quantique devait être là en erreur. En 1981 et 1982, des expériences réalisées par le physicien français Alain Aspect et par ses collaborateurs révélèrent l’exactitude à cet égard de l’intuition philosophique de B. d’Espagnat : les inégalités de Bell sont, en fait, violées et, de ce fait, non seulement l’atomisme mais même, simplement, la « localité » ne comptent plus parmi les éléments valables d’une description de l’univers physique.
Depuis lors, B. d’Espagnat a beaucoup écrit et organisé des conférences sur la signification philosophique des vérités universelles de la mécanique quantique. Il a cependant souligné que la nature même des axiomes constitutifs de la physique quantique fait que, en dernière analyse, celle-ci ne fait guère que prévoir des résultats d’observations. En ce qui concerne la description du réel, ceci, dit-il, paraît bien suggérer que non seulement nos concepts de la vie quotidienne mais même nos concepts scientifiques ne renvoient qu’à des phénomènes, c’est-à-dire à de simples apparences communes à nous tous.
Mais, note Bernard d’Espagnat, souvent les théories sont réfutées par l’expérience, et il faut donc qu’existe, au-delà des apparences, quelque chose qui nous résiste et dépasse les phénomènes, un « réel voilé » que la science ne décrit pas mais doit se contenter d’entrevoir sans vraiment l’atteindre. Ce qui fait que, contrairement à la vieille thèse scientiste, l’idée que d’autres approches, et notamment la spiritualité, soient susceptibles d’offrir quelques lueurs concernant l’ultime réel ne peut plus être réfutée par des arguments scientifiques convaincants. Mais d’un autre côté, tout en étant conscient des implications théologiques que l’expression « réel voilé » peut comporter, d’Espagnat met en garde contre son utilisation aux fins de justifier telle ou telle doctrine religieuse particulière, éventuellement susceptible, elle, d’être réfutée par la raison et par les faits.
Dans sa proposition de nomination de B. d’Espagnat pour le prix Templeton, Nidhal Guessoum, qui occupe la Chaire de physique de l’université américaine Sharjah aux Emirats arabes unis, a écrit : « Il a produit une œuvre cohérente qui démontre qu’il est crédible que l’esprit humain soit capable de percevoir d’authentiquement profondes réalités ».
Comme le note B. d’Espagnat, ceci ouvre la possibilité que certaines des choses que nous observons soient interprétées par nous comme des signes nous fournissant des lueurs peut-être non complètement trompeuses sur une réalité supérieure. Remarque qui, bien sûr, s’accorde avec la thèse que des formes supérieures de spiritualité sont compatibles avec ce qui émerge de la physique contemporaine.
Dans une déclaration préparée pour la conférence de presse, B. d’Espagnat a souligné que, puisque la science ne nous apporte rien de certain sur la nature de l’être, elle ne peut pas nous dire avec certitude ce qu’il n’est pas. « Le mystère n’est pas quelque chose de négatif, qui doit être éliminé. », a-t-il expliqué. « Bien au contraire il est un des éléments constitutifs de l’Etre ».
D’Espagnat a souligné le rôle de la science dans la saisie de la réalité empirique, c’est à dire la réalité de l’expérience et de l’observation. Il a toutefois noté que d’autre voies d’approche, en particulier les arts, fournissent des « fenêtres » paraissant ouvrir sur la réalité véritable, sous-jacente aux choses. Sur ce qu’il appelle « le fond des choses ». « Les émotions artistiques comportent le sentiment d’un domaine mystérieux que nous ne pouvons qu’entrevoir », explique t-il. « La science et elle seule produit la véritable connaissance, celle qui, du fait de son objet, la réalité empirique, peut légitimement écarter tout mystère. Mais, en ce qui concerne le fond des choses, la science ne jouit d’aucun privilège. »
John M. Templeton, Jr., M.D., Président de la Fondation John Templeton et fils de Sir John fait remarquer que B. d’Espagnat a toujours employé les méthodes scientifiques les plus rigoureuses pour exploiter le potentiel offert par la science bien au-delà du laboratoire. «Non content de bien évaluer les limites de la physique quantique », explique t-il, « il a pensé l’illimité, exploré les perspectives offertes par les nouvelles découvertes scientifiques en matière de connaissance pure ainsi que sur des problèmes qui touchent au coeur même de l’existence et de l’humanité ».
Bruno Guiderdoni, Directeur de l’observatoire de Lyon au Centre de Recherche Astrophysique de Lyon, se souvient d’avoir assisté à l’une des conférence de B. d’Espagnat, alors qu’il était étudiant diplômé, en 1980, époque à laquelle la physique quantique se présentait essentiellement sous la forme d’une accumulation de méthodes computationnelles. « J’ai été très impressionné par les implications philosophiques de ce qu’il traitait », dit-il. « Il faut savoir que ces questions étaient totalement absentes des conférences habituelles sur la physique quantique…il m’a aidé à comprendre qu’il y avait réellement un grande interrogation à ce sujet ».
Le prix Templeton de 2009 sera officiellement attribué à B. d’Espagnat par S.A.R Le Prince Philipe, Duc d’Edimbourg, lors d’une cérémonie privée qui se tiendra à Buckingham Palace, le mardi 5 mai.